En droit des obligations, il est communément admis qu’un contrat doit être conclu entre personnes habilitées à disposer des droits qu’elles entendent transmettre ou à assumer les obligations qu’elles s’engagent à exécuter. Ce principe, parfois exprimé par la maxime latine « nemo plus juris ad alium transferre potest quam ipse habet » pour dire que nul ne peut transférer plus de droits qu’il n’en possède lui-même, constitue une règle de base qui permet d’assurer la cohérence du système juridique et la protection des véritables titulaires de droits[1]. En d’autres termes, si une personne se prétend propriétaire d’un bien alors qu’elle n’est que locataire, elle ne peut transmettre à un tiers plus de droits que ceux dont elle dispose réellement.
Toutefois, si ce principe est fondamental, il n’est pas sans susciter de délicates interrogations pratiques. Que devient la situation d’un cocontractant de bonne foi qui, trompé par les apparences, a cru légitimement conclure avec une personne habilitée à contracter ? Doit-il supporter seul les conséquences de cette erreur alors qu’il n’avait aucune raison de suspecter l’irrégularité de la situation ? Le droit positif ne pouvait rester indifférent à cette difficulté, car l’économie et la stabilité des relations contractuelles exigent que soit protégée la bonne foi des contractants et que l’apparence puisse parfois primer sur la réalité.
C’est ainsi qu’est née et s’est développée la théorie de l’apparence, élaborée par la jurisprudence puis consacrée par le Code civil dans ses dispositions relatives à la représentation. Cette théorie permet, dans certaines circonstances, de considérer comme valables les actes conclus avec une personne qui n’avait pas réellement les pouvoirs qu’elle prétendait détenir, dès lors que le cocontractant était de bonne foi et que l’apparence était suffisamment crédible pour justifier sa confiance.
Toutefois, ce mécanisme correcteur ne saurait être appliqué de manière automatique et généralisée. Il obéit à des conditions strictes, et son champ d’application connaît d’importantes limites, notamment lorsque l’ordre public ou la protection des personnes vulnérables est en cause.
L’étude de cette question suppose donc, dans un premier temps, de rappeler la règle de principe selon laquelle un contrat conclu avec une personne dépourvue de droits ou de pouvoirs est inopposable (I), puis d’exposer la consécration et les conditions de la théorie de l’apparence, qui vient tempérer cette rigueur (II). Il conviendra ensuite d’analyser les limites de ce mécanisme et les critiques qu’il suscite en doctrine comme en jurisprudence (III), avant de proposer un bilan critique.
I. Le principe : impossibilité de transmettre des droits inexistants
Le droit civil repose sur une exigence fondamentale de rigueur : nul ne peut transmettre un droit dont il n’est pas titulaire. Par ailleurs, la règle de base est claire : un contrat ne peut produire d’effets qu’entre les parties légitimes. Cette règle, dérivée du droit de propriété et de l’autonomie de la volonté, est consacrée tant par le Code civil français que par le Code civil ivoirien. Elle garantit que le patrimoine des individus ne peut être affecté que par leur propre consentement ou par une disposition expresse de la loi[2].
Ainsi, lorsqu’une personne s’engage au nom d’autrui sans en avoir les pouvoirs, l’acte est en principe inopposable au représenté. L’article 1156 du Code civil français, repris à l’article 1989 du Code civil ivoirien, dispose expressément que l’acte accompli par un représentant sans pouvoir ou au-delà de ses pouvoirs ne peut engager le représenté[3]. Cette règle protège efficacement celui dont le nom a été indûment utilisé, en évitant qu’il ne soit tenu d’assumer des obligations contractuelles qu’il n’a jamais consenties.
De la même manière, lorsqu’une personne prétend vendre un bien dont elle n’est pas propriétaire, l’acte de vente n’a pas d’effet à l’égard du véritable propriétaire. Ce dernier peut revendiquer son bien et faire échec à toute tentative d’appropriation par un tiers acquéreur. Le contrat conclu avec la « mauvaise personne » est alors privé d’efficacité à l’égard du titulaire légitime des droits.
La logique est claire : il serait contraire aux principes les plus élémentaires du droit de priver un individu de ses droits par le seul fait d’un tiers qui n’était pas habilité à les transférer. Ce principe de rigueur est essentiel pour assurer la protection des droits subjectifs.
II. L’atténuation : la consécration de la théorie de l’apparence
La jurisprudence, consciente de la nécessité d’assurer la stabilité et la sécurité des échanges, a toutefois assoupli cette rigueur par l’élaboration de la théorie de l’apparence. Selon ce mécanisme, un contrat conclu avec une personne qui n’avait pas les pouvoirs requis peut néanmoins être considéré comme valable si deux conditions sont réunies : une apparence suffisamment crédible et la bonne foi du cocontractant.
L’apparence doit être suffisamment sérieuse pour justifier la confiance du tiers. Elle peut résulter de divers éléments, tels que le comportement du représenté, l’utilisation de documents officiels (par exemple, le papier à en-tête d’une société), la présence de l’intéressé lors des négociations, ou toute circonstance objective de nature à accréditer la réalité des pouvoirs invoqués.
La bonne foi du tiers est également indispensable. Elle suppose que celui-ci ignorait la véritable situation et qu’il n’avait pas, en l’espèce, à vérifier la réalité des pouvoirs. La jurisprudence a ainsi affirmé que le tiers contractant doit être protégé lorsqu’il a légitimement cru à la réalité des pouvoirs du représentant, sur la base d’indices objectifs et crédibles[4].
III. Les limites de la théorie de l’apparence
La théorie de l’apparence ne saurait être appliquée de manière automatique. La Cour de cassation a rappelé qu’elle ne pouvait prévaloir sur des règles d’ordre public. Ainsi, elle a exclu son application dans les cas où la protection d’un incapable est en jeu. Le législateur ayant entendu protéger les mineurs et les majeurs protégés contre eux-mêmes et contre les tiers, il ne saurait être admis qu’une apparence de capacité puisse être opposée pour justifier la validité d’un acte conclu en violation de cette protection[5].
Plus largement, certains auteurs mettent en garde contre une application trop extensive de la théorie de l’apparence. En faisant prévaloir l’apparence sur la réalité, cette théorie pourrait fragiliser le principe de l’autonomie de la volonté et celui de la vérité des droits. Le professeur Terré a notamment souligné que « le droit ne peut se satisfaire des apparences au risque de déstabiliser la confiance elle-même »[6], rappelant ainsi la nécessité d’un usage mesuré et encadré de ce mécanisme.
Il en résulte que la théorie de l’apparence doit rester une exception. Elle ne peut être invoquée qu’à titre subsidiaire, lorsque l’apparence était objectivement crédible et que le tiers contractant a fait preuve de bonne foi.
IV. Cas pratique
Les faits : Après avoir reçu une commande signée de la main de M. ENTREDEUX, sous le papier à en-tête de la société BATITOUT, la société CARRELAGE INVEST lui adressa près d’une tonne de marchandises. Quelques jours plus tard, la société BATITOUT, qui avait payé le prix de la moitié de la marchandise, renvoya l’autre moitié au vendeur en sollicitant, sur le même papier à en-tête, une facture correspondante. La société CARRELAGE INVEST, qui s’en tenait au seul contenu de la commande, réclama le paiement du prix de l’intégralité des marchandises livrées. La société BATITOUT y opposa son refus en prétextant que M. ENTREDEUX n’avait aucun pouvoir pour engager la société BATITOUT.
Analyse juridique : M. ENTREDEUX n’était peut-être pas un fondé de pouvoir. Mais il a pu apparaître aux yeux de la société CARRELAGE INVEST comme le mandataire apparent de la société BATITOUT. En effet, cette personne ayant utilisé le papier à en-tête de la société BATITOUT, le destinataire de la commande a légitimement pu penser qu’il avait le pouvoir de conclure le contrat de vente. Il s’avère en outre que la société BATITOUT a conservé une partie de la marchandise, ce qui laisse supposer qu’elle était au moins intéressée par l’opération. Le juge pourrait donc estimer que la société BATITOUT est contractuellement engagée envers CARRELAGE INVEST, sur le fondement de la théorie de l’apparence.
Conclusion
En définitive, il est possible de reprocher à une personne d’avoir conclu un contrat avec la « mauvaise personne », au sens où son cocontractant n’avait pas les droits ou pouvoirs requis. Toutefois, le droit a introduit un correctif en consacrant la théorie de l’apparence, afin de protéger les contractants de bonne foi et de garantir la stabilité des transactions.
Ce mécanisme, qui repose sur la confiance légitime et la sécurité juridique, permet à la personne abusée d’obtenir le droit qu’elle croyait avoir acquis, à condition que l’apparence soit crédible et que la bonne foi soit établie. Mais cette théorie n’est pas sans limites. Elle ne saurait s’appliquer contre des règles d’ordre public, notamment celles qui protègent les personnes incapables, et son application doit être strictement encadrée afin d’éviter toute insécurité juridique.
L’avenir du droit des obligations invite donc à maintenir un équilibre entre la rigueur des principes et le pragmatisme des solutions. La théorie de l’apparence, utilisée avec mesure, illustre parfaitement cette recherche d’équilibre entre la vérité des droits et la protection de la confiance légitime dans les relations contractuelles.
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Me Luc KOUASSI
Juriste Consultant Polyglotte| Formateur | Spécialiste en rédaction de contrats, d’actes extrajudiciaires, d’articles juridiques et des questions relatives au droit du travail | Politiste | Bénévole humanitaire.
denisjunior690@gmail.com / +225 07 795 704 35 / +90 539 115 55 28
[1] F. Terré, Droit civil : Les obligations, Dalloz, 2022, p. 214.
[2] Code civil ivoirien, art. 544 ; Constitution française de 1958, art. 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
[3] Code civil ivoirien, art. 1989 ; Code civil français, art. 1156.
[4] Cass. com., 13 déc. 1962, Bull. civ. IV, n° 544 (arrêt fondateur du mandat apparent).
[5] V. Cass. com., 19 févr. 2002, n° 00-14.610 : utilisation d’un papier à en-tête comme apparence suffisante de pouvoir.
[6] F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil : Les obligations, Dalloz, 2022, p. 425.
