Le 28 janvier 2024, trois pays membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), à savoir le Mali, le Burkina Faso et le Niger, ont annoncé leur retrait “avec effet immédiat” de l’organisation régionale. Ces trois pays, qui sont dirigés par des régimes militaires depuis des coups d’État successifs, avaient créé en septembre 2023 l’Alliance des États du Sahel (AES), une entité visant à renforcer leur coopération dans la lutte contre le terrorisme et l’insécurité qui sévissent dans la région sahélienne. Quelles sont les raisons et les conséquences de cette décision inédite, qui constitue une rupture historique dans l’intégration régionale ouest-africaine ? Quels sont les enjeux juridiques, politiques, économiques et sociaux qui se posent pour les pays sortants, les pays restants et la CEDEAO elle-même ?
Les raisons du retrait
Les trois pays de l’AES ont invoqué plusieurs motifs pour justifier leur retrait de la CEDEAO. Dans un communiqué commun, ils ont déclaré que l’organisation régionale s’était “éloignée des idéaux de ses pères fondateurs et du panafricanisme”, qu’elle était “devenue une menace pour ses États membres et ses populations”, qu’elle n’avait “pas apporté d’assistance à nos États dans le cadre de notre lutte existentielle contre le terrorisme et l’insécurité” et qu’elle avait “adopté une posture irrationnelle et inacceptable en imposant des sanctions illégales, illégitimes, inhumaines et irresponsables en violation de ses propres textes”.
Ces griefs font référence aux tensions qui ont opposé les pays de l’AES à la CEDEAO depuis les changements de régime intervenus au Mali en 2020, au Burkina Faso en 2022 et au Niger en 2023. La CEDEAO, qui prône le respect de la démocratie et de l’État de droit, a condamné ces coups d’État et a tenté de restaurer le pouvoir civil dans ces pays, en usant de divers moyens de pression, tels que des missions de médiation, des ultimatums, des suspensions, des embargos et des menaces d’intervention militaire. Ces mesures ont été perçues par les pays de l’AES comme des ingérences dans leurs affaires internes, des violations de leur souveraineté et des obstacles à leur stabilité et à leur sécurité. Les pays de l’AES ont également reproché à la CEDEAO de ne pas les soutenir suffisamment dans leur combat contre les groupes armés qui opèrent dans le Sahel, et de se laisser influencer par des puissances étrangères, notamment la France et les États-Unis, qui ont des intérêts stratégiques et économiques dans la région.
Les conséquences du retrait
Le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO a des implications juridiques, politiques, économiques et sociales importantes, tant pour les pays sortants que pour les pays restants et pour l’organisation régionale elle-même.
Sur le plan juridique
Le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO pose la question de sa conformité au droit communautaire et au droit international. En effet, le traité révisé de la CEDEAO, signé en 1993, ne prévoit pas expressément la possibilité pour un État membre de se retirer de l’organisation. Il stipule en son article 2 que la CEDEAO est “une organisation de peuples africains unis par la volonté de promouvoir leur développement économique, social et culturel, ainsi que leur intégration”. Il précise en son article 5 que “les États membres s’engagent à respecter les principes et objectifs de la Communauté, à appliquer loyalement les décisions et règlements de la Communauté, à contribuer au renforcement de la solidarité et de la cohésion entre les peuples de la Communauté”. Il dispose en son article 49 que “le présent traité est conclu pour une durée illimitée et demeure en vigueur jusqu’à sa dénonciation par un État membre”. Il indique en son article 91 que “tout État membre qui décide de se retirer de la Communauté doit en informer par écrit le Président de la Commission, qui en informe les autres États membres. Le retrait prend effet un an après la date de réception de la notification, sous réserve que l’État membre concerné ait rempli toutes ses obligations financières vis-à-vis de la Communauté”.
Or, les pays de l’AES ont annoncé leur retrait de la CEDEAO “avec effet immédiat”, sans respecter le délai d’un an ni le paiement de leurs cotisations. Ils ont également invoqué des motifs qui ne sont pas prévus par le traité, tels que la violation des principes du panafricanisme, la menace pour leur sécurité et la légitimité de leurs régimes. Ils ont ainsi violé les dispositions du traité, qui les lient juridiquement en tant que membres de la CEDEAO. Ils ont également méconnu les règles du droit international, qui reconnaissent le principe de la souveraineté des États, mais aussi celui de la bonne foi et du respect des engagements contractés. En effet, selon la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, “tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi” (article 26) et “un État partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justification de l’inexécution d’un traité” (article 27).
Le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO entraîne également des conséquences juridiques pour les ressortissants et les entreprises de ces pays, qui perdent les avantages liés à leur appartenance à l’espace communautaire. En effet, le traité de la CEDEAO garantit la libre circulation des personnes, des biens, des services et des capitaux entre les États membres, ainsi que le droit d’établissement, de résidence et de travail. Il prévoit également la mise en place d’un tarif extérieur commun, d’une union douanière, d’une union économique et monétaire, d’un marché commun et d’une citoyenneté communautaire. Il assure la protection des droits de l’homme, de la démocratie, de l’État de droit et de la bonne gouvernance. Il favorise la coopération dans les domaines de la sécurité, de la défense, de la prévention et de la gestion des conflits, de la politique étrangère, de l’éducation, de la santé, de l’environnement, de l’agriculture, de l’énergie, des transports, des télécommunications, de l’industrie, du commerce, de la culture, du sport, de la science et de la technologie. Il crée des institutions et des organes chargés de mettre en œuvre les politiques et les programmes de la Communauté, tels que la Commission, le Conseil des ministres, le Parlement, la Cour de justice, la Banque d’investissement et de développement, le Fonds de solidarité, le Fonds de coopération, de compensation et de développement, le Fonds de développement de l’énergie, le Fonds de développement agricole, le Fonds de développement des télécommunications, le Fonds de développement des transports, le Fonds de développement de l’industrie, le Fonds de développement de la culture et du sport, le Fonds de développement de la science et de la technologie, le Fonds de développement de l’éducation et de la santé, le Fonds de développement de l’environnement, le Fonds de développement de la paix et de la sécurité, etc.
En se retirant de la CEDEAO, les pays de l’AES se privent de tous ces bénéfices et s’exposent à des difficultés juridiques pour régler leurs relations avec les autres États membres, qui peuvent leur appliquer des mesures de rétorsion ou de réciprocité. Ils doivent également renégocier leurs accords bilatéraux ou multilatéraux avec les autres partenaires régionaux et internationaux, qui peuvent profiter de la situation pour imposer des conditions moins favorables ou plus exigeantes. Le retrait peut aussi les priver de l’accès à certains programmes ou fonds de coopération, qui sont liés à l’appartenance à la CEDEAO ou à la mise en œuvre de ses normes et directives.
Sur le plan politique
Le retrait des pays de l’AES pourrait affaiblir la crédibilité et l’influence de la CEDEAO sur la scène internationale, ainsi que sa capacité à résoudre les crises et les conflits dans la région. Il pourrait également renforcer le sentiment de division et de méfiance entre les pays membres, et favoriser l’émergence de nouvelles alliances ou organisations sous-régionales.
Ainsi, la décision des trois pays sahéliens de quitter la CEDEAO a-t-elle des répercussions importantes sur le plan politique, tant au niveau régional qu’international. En effet, la CEDEAO perd une partie de sa légitimité et de son poids diplomatique face aux autres acteurs de la scène africaine et mondiale, notamment l’Union africaine, les Nations unies, l’Union européenne ou les États-Unis.
La CEDEAO voit également sa capacité à gérer les situations de crise et de conflit dans la région diminuer, comme en témoignent les échecs répétés de ses médiations au Mali, au Burkina Faso et au Niger.
Par ailleurs, le retrait des pays de l’AES accentue les clivages et les suspicions entre les pays membres de la CEDEAO, qui ne partagent plus les mêmes visions et intérêts sur des questions stratégiques telles que la sécurité, la démocratie, le développement ou la monnaie unique.
Enfin, le retrait des pays de l’AES ouvre la voie à la création ou au renforcement d’autres organisations ou alliances sous-régionales, qui pourraient concurrencer ou compléter la CEDEAO, comme l’Alliance des États du Sahel, le G5 Sahel, la CEN-SAD ou l’UEMOA.
Sur le plan économique
Le retrait des pays de l’AES pourrait avoir des conséquences négatives sur le commerce, les investissements, les infrastructures, les projets communs et la monnaie unique de la CEDEAO. Il pourrait également entraîner des pertes de revenus, des hausses de prix, des difficultés d’accès aux marchés et aux ressources, et des risques de rétorsion ou de sanctions de la part des pays restants. En effet, la CEDEAO perd une partie de son marché et de son potentiel de croissance, ainsi que de ses opportunités de coopération économique. Les échanges commerciaux, les investissements, les infrastructures, les projets communs et la monnaie unique de la CEDEAO sont menacés par cette rupture.
Selon les statistiques de la CEDEAO, le commerce intra-communautaire représentait 15,5% du commerce total de la région en 2020, avec une valeur de 34,6 milliards de dollars. Les pays de l’AES contribuaient à hauteur de 2,4 milliards de dollars, soit 7% du commerce intra-communautaire. Les principaux produits exportés par les pays de l’AES vers les autres pays de la CEDEAO sont les produits agricoles, les produits miniers, les produits pétroliers et les produits manufacturés. Les principaux produits importés par les pays de l’AES depuis les autres pays de la CEDEAO sont les produits manufacturés, les produits pétroliers, les produits alimentaires et les produits chimiques. Cela pourrait également entraîner une baisse des échanges commerciaux, une hausse des coûts de transaction, une perte de compétitivité et une réduction de la diversification des produits.
Par ailleurs, les investissements, tant publics que privés, pourraient être affectés par le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO. Selon la Banque africaine de développement, les investissements directs étrangers (IDE) dans la région de la CEDEAO ont atteint 11,5 milliards de dollars en 2019, soit 22% des IDE en Afrique. Les pays de l’AES ont attiré 1,2 milliard de dollars d’IDE, soit 10,4% des IDE dans la CEDEAO. Les principaux secteurs bénéficiaires des IDE dans les pays de l’AES sont les mines, l’énergie, les télécommunications, les services financiers et le transport. Le retrait des pays de l’AES pourrait entraîner une diminution des flux d’IDE, une réduction des opportunités d’affaires, une détérioration du climat des affaires et une augmentation des risques politiques et sécuritaires.
Les infrastructures, qui sont essentielles pour le développement économique et social, pourraient également être compromises par le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO. Selon la Commission de la CEDEAO, les infrastructures de la région sont insuffisantes, inadaptées et inégalement réparties. La CEDEAO a élaboré un Programme de développement des infrastructures en Afrique de l’Ouest (PIDA), qui vise à renforcer les infrastructures de transport, d’énergie, de télécommunications et d’eau dans la région. Les pays de l’AES sont impliqués dans plusieurs projets d’infrastructures transfrontaliers, tels que le corridor routier Dakar-Lagos, le gazoduc Nigeria-Algérie, le réseau électrique régional ouest-africain, le réseau de fibre optique régional ouest-africain ou le barrage de Taoussa sur le fleuve Niger. Le retrait des pays de l’AES pourrait entraîner un ralentissement ou un arrêt de ces projets, une perte de financement, une dégradation des infrastructures existantes et une réduction de l’accès aux services de base.
En outre, les projets communs, qui visent à renforcer l’intégration économique et monétaire, pourraient également être remis en cause par le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO. Selon la Commission de la CEDEAO, la CEDEAO vise à créer une union douanière, un marché commun, une union économique et monétaire et une union politique dans la région. Les pays de l’AES font partie de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), qui regroupe huit pays de la CEDEAO ayant en commun le franc CFA comme monnaie. L’UEMOA est considérée comme le bloc le plus intégré de la CEDEAO, avec un tarif extérieur commun, une politique commerciale commune, une politique fiscale commune, une politique monétaire commune et une politique macroéconomique commune. Le retrait des pays de l’AES pourrait entraîner une désintégration de l’UEMOA, une dévaluation du franc CFA, une divergence des politiques économiques et monétaires et une remise en cause du projet de monnaie unique de la CEDEAO.
Ainsi, les conséquences économiques du retrait des pays de l’AES de la CEDEAO ne se limiteraient pas aux pays sortants, mais affecteraient également les pays restants et l’organisation régionale elle-même. Selon les experts, les pays restants pourraient subir des pertes de revenus, des hausses de prix, des difficultés d’accès aux marchés et aux ressources, et des risques de rétorsion ou de sanctions de la part des pays sortants. La CEDEAO pourrait également subir une perte de crédibilité, une diminution de son poids économique, une réduction de son attractivité et une fragilisation de son processus d’intégration.
Sur le plan social
Le retrait des pays de l’AES pourrait affecter la libre circulation des personnes et des biens, un des acquis majeurs de la CEDEAO. Il pourrait également engendrer des problèmes de sécurité, de stabilité, de développement, de droits humains, de migration, de santé, d’éducation et de culture dans la région. En effet, la CEDEAO perd une partie de sa population et de son potentiel de développement humain, ainsi que de ses opportunités de coopération sociale et culturelle. La libre circulation des personnes et des biens, qui est l’un des principaux acquis de la CEDEAO, est menacée par cette rupture. Selon les statistiques de la CEDEAO, la population de la région s’élevait à 398,8 millions d’habitants en 2020, avec un taux de croissance annuel moyen de 2,7%. Les pays de l’AES comptaient 82,4 millions d’habitants, soit 20,7% de la population de la CEDEAO. Les principaux flux migratoires dans la région concernaient les travailleurs, les réfugiés, les étudiants, les commerçants et les touristes. Le retrait des pays de l’AES pourrait entraîner une restriction des mouvements des personnes et des biens, une augmentation des formalités administratives, une perte de revenus et de remises, une réduction des opportunités d’emploi et d’éducation et une violation des droits humains.
Les problèmes de sécurité, de stabilité, de développement, de droits humains, de migration, de santé, d’éducation et de culture, qui sont essentiels pour le bien-être des populations, pourraient également être aggravés par le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO. Selon le rapport sur le développement humain 2020 du Programme des Nations unies pour le développement, l’indice de développement humain (IDH) de la région de la CEDEAO était de 0,467, ce qui la classait au dernier rang des régions du monde. Les pays de l’AES avaient un IDH moyen de 0,394, ce qui les plaçait parmi les pays les moins développés du monde. Les principaux défis auxquels ces pays sont confrontés sont le terrorisme, l’extrémisme violent, la pauvreté, la faim, le chômage, l’analphabétisme, la corruption, les violations des droits humains, les crises humanitaires, les maladies, la mortalité infantile et maternelle, le manque d’accès à l’eau potable, à l’assainissement, à l’électricité, à la santé et à l’éducation. Le retrait des pays de l’AES pourrait entraîner une détérioration de la situation sécuritaire, une fragilisation de la stabilité politique, une aggravation de la pauvreté et des inégalités, une diminution de l’aide au développement, une augmentation des flux de réfugiés et de déplacés, une régression des droits humains, une dégradation de la santé et de l’éducation et une perte de la diversité culturelle.
Ces implications ne sont pas exhaustives, ni définitives, car elles dépendent de l’évolution de la situation et des réactions des différents acteurs. Il est possible que le retrait des pays de l’AES soit réversible, ou qu’il conduise à une renégociation des termes de l’adhésion à la CEDEAO. Il est également possible que le retrait des pays de l’AES soit irréversible, ou qu’il entraîne une dislocation ou une transformation de la CEDEAO.
Quoi qu’il en soit, il est clair que le retrait des pays de l’AES de la CEDEAO est un événement historique et inédit, qui pose de nombreux défis et opportunités pour l’avenir de l’intégration régionale en Afrique de l’Ouest.
Par Luc KOUASSI, Juriste et Politiste