Le contrat occupe une place centrale dans l’édifice juridique contemporain. Fondé sur l’autonomie de la volonté, il traduit l’idée selon laquelle chacun est libre de décider s’il souhaite s’engager, avec qui, et dans quelles conditions. Cette conception, héritée du libéralisme juridique du XIXᵉ siècle, a conduit à ériger la liberté contractuelle en principe cardinal du droit des obligations. Ainsi, l’article 1102 du Code civil français dispose expressément que : « Chacun est libre de contracter ou de ne pas contracter, de choisir son cocontractant et de déterminer le contenu et la forme du contrat dans les limites fixées par la loi »[1]. Le Code civil ivoirien consacre la même logique en son article 1134, qui affirme la force obligatoire des conventions légalement formées et leur valeur normative pour les parties[2].
Cependant, cette liberté, bien qu’érigée en dogme, n’est nullement absolue. Dans certains cas, la loi ou le contrat lui-même peuvent limiter, encadrer ou même interdire la possibilité pour une personne de conclure un contrat. Dès lors, se pose une question de fond : jusqu’où peut-on restreindre la capacité à contracter sans porter atteinte au socle même de la liberté contractuelle ?
Deux sources principales d’empêchement apparaissent. D’une part, le contrat lui-même peut contenir des clauses restrictives, telles que la clause d’exclusivité, qui interdit au cocontractant de s’engager avec d’autres. D’autre part, la loi instaure des régimes d’incapacité (d’exercice ou de jouissance) et des interdictions contractuelles pour protéger les incapables, les tiers, ou plus largement l’ordre public.
L’étude de ces mécanismes permet de comprendre comment, dans une société où la liberté contractuelle est fondamentale, il est malgré tout possible et parfois nécessaire d’empêcher une personne de conclure un contrat.
I. Les empêchements conventionnels : quand un contrat interdit un autre contrat
Dans certaines situations, les parties peuvent convenir contractuellement de restrictions particulières, affectant la liberté de conclure d’autres contrats. Il s’agira ainsi, d’une part, d’analyser la logique de l’exclusivité contractuelle qui justifie de telles limitations (A), et d’autre part, d’examiner les limites imposées par le droit du travail et le droit civil afin de garantir l’équilibre entre liberté contractuelle et protection des parties (B).
A. La logique de l’exclusivité contractuelle
Le premier mécanisme d’auto-limitation de la liberté contractuelle réside dans la possibilité, pour les parties, de prévoir qu’un contrat donné interdira à l’un des cocontractants d’en conclure un autre similaire. Cette pratique se manifeste notamment à travers la clause d’exclusivité, fréquemment insérée dans les contrats de travail ou de distribution.
Par exemple, un employeur peut exiger qu’un salarié consacre l’intégralité de son activité professionnelle à l’entreprise, en l’empêchant de travailler simultanément pour un autre employeur. Une telle clause d’exclusivité limite donc la liberté du salarié de contracter avec un tiers. En droit français, la Cour de cassation a admis la validité de ce type de clause, à condition qu’elle soit indispensable à la protection des intérêts légitimes de l’entreprise, justifiée par la nature de la tâche à accomplir, et surtoutproportionnée au but recherché. Dans un arrêt du 11 juillet 2000, la Chambre sociale a rappelé ces exigences et sanctionné les abus liés à l’imposition d’une exclusivité injustifiée[3].
La doctrine a largement commenté ce mécanisme, en soulignant que l’exclusivité contractuelle illustre le paradoxe d’une liberté contractuelle qui peut servir à restreindre elle-même son exercice. Comme le notent J. Mestre et B. Fages, « l’autonomie de la volonté comporte la faculté, pour un sujet de droit, d’organiser ses engagements futurs et même de limiter sa propre liberté contractuelle ultérieure »[4].
Cette clause n’est pas propre au contrat de travail. Elle est également fréquente en matière de franchise, d’agence commerciale ou de distribution sélective, où l’exclusivité permet de protéger un réseau commercial et d’assurer la loyauté des cocontractants. Dans toutes ces hypothèses, la logique reste la même : par anticipation, une partie accepte volontairement de renoncer à une liberté contractuelle future au profit d’un engagement exclusif.
B. Les limites imposées par le droit du travail et le droit civil
Si la clause d’exclusivité est admise, elle n’est pas illimitée. En droit français, l’article L.1121-1 du Code du travail prévoit que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché »[5]. Ainsi, une clause trop large, générale ou sans justification économique réelle sera réputée nulle.
En Côte d’Ivoire, le Code du travail (loi n° 2015-532 du 20 juillet 2015) reprend une logique similaire. Son article 4 affirme que « la liberté du travail est garantie à toute personne »[6], tandis que d’autres dispositions encadrent les atteintes susceptibles d’être portées à cette liberté. De ce fait, une clause d’exclusivité abusive, qui priverait un salarié de toute possibilité de travail accessoire, pourrait être jugée contraire à l’ordre public social.
La comparaison des deux systèmes juridiques met en lumière une tendance commune : le droit accepte que la liberté contractuelle soit limitée par convention, mais impose un contrôle de proportionnalité. L’objectif est d’éviter que la partie forte n’impose à la partie faible (souvent le salarié ou le franchisé) une restriction excessive qui annihilerait toute possibilité de conclure un contrat ailleurs.
Ainsi, les empêchements conventionnels démontrent que l’on peut, par un jeu contractuel volontaire, interdire à quelqu’un de conclure un autre contrat. Mais cette liberté d’auto-limitation trouve rapidement ses bornes dans le respect des droits fondamentaux et des règles d’ordre public.
II. Les empêchements légaux : les incapacités en droit civil
À côté des limitations issues de la volonté des parties, il existe des empêchements imposés par la loi. Ces restrictions visent à protéger les personnes jugées vulnérables ou à préserver les tiers d’abus potentiels. En droit civil, on distingue traditionnellement deux catégories : les incapacités d’exercice (A), qui empêchent certaines personnes d’accomplir valablement des actes juridiques sans assistance ou représentation, et les incapacités de jouissance (B), qui privent certaines personnes du droit même de conclure un contrat déterminé.
A. Les incapacités d’exercice
Les incapacités d’exercice trouvent leur justification dans l’idée de protection des individus considérés comme fragiles ou inexpérimentés. Le législateur estime qu’il serait dangereux de les laisser contracter seuls, car ils risqueraient de s’engager dans des conventions déséquilibrées ou contraires à leurs intérêts.
Ainsi, le Code civil ivoirien prévoit à son article 1123 que « toute personne physique peut contracter, sauf en cas d’incapacité prévue par la loi »[7]. L’article 1124 ajoute que sont incapables de contracter « les mineurs non émancipés » et « les majeurs protégés »[8]. De manière équivalente, le Code civil français (articles 1145 et 1146) énonce les mêmes règles, tout en précisant que la capacité des personnes morales est limitée par les textes qui les régissent.
En pratique, une personne mineure ou placée sous tutelle ne peut conclure un contrat sans l’assistance ou la représentation de son représentant légal (parent, tuteur, curateur). L’acte conclu sans cette assistance est frappé de nullité relative, car il vise à protéger l’incapable et non l’ordre public dans son ensemble[9].
- Exemple : Cas de Mme VIEILLIE
Imaginons Mme VIEILLIE, une femme âgée placée sous tutelle depuis plusieurs années en raison de la dégradation de ses facultés mentales. Malgré son incapacité, elle consulte seule un avocat et signe une convention d’honoraires pour engager une procédure contre sa voisine. L’avocat, peu attentif à son état, déclenche la procédure sans en référer au tuteur. Lorsque vient la question du paiement des honoraires, l’avocat exige de Mme VIEILLIE qu’elle s’exécute.
Or, en droit, un majeur sous tutelle doit être représenté dans tous les actes de la vie civile, sauf exceptions limitées prévues par la loi (ex. actes de la vie courante à conditions normales : art. 1148 Code civil français). La signature d’une convention d’honoraires, qui engage financièrement la personne protégée dans une procédure judiciaire, ne constitue pas un acte de la vie courante. Elle dépasse largement la simple gestion quotidienne.
La jurisprudence française a déjà statué en ce sens. Dans une affaire analogue, la Cour de cassation a jugé qu’un contrat signé par une personne sous tutelle sans l’intervention de son tuteur est nul et ne peut produire d’effets[10]. En conséquence, le tuteur de Mme VIEILLIE devrait notifier à l’avocat la nullité de la convention et refuser tout paiement.
Cette situation illustre parfaitement le rôle protecteur des incapacités d’exercice : elles ne visent pas à restreindre arbitrairement la liberté d’une personne, mais à éviter qu’elle ne s’expose à des engagements désavantageux faute de discernement suffisant.
B. Les incapacités de jouissance
Contrairement aux incapacités d’exercice, les incapacités de jouissance ne protègent pas la personne incapable contre elle-même, mais cherchent à protéger les tiers ou l’ordre public. Dans ce cas, la loi prive certaines catégories de personnes de la possibilité de conclure certains contrats déterminés, car leur position particulière pourrait leur permettre de tirer un avantage indu.
Un exemple classique figure à l’article 909 du Code civil français, qui interdit aux médecins, pharmaciens, infirmiers et autres auxiliaires médicaux de recevoir des donations ou legs de la part d’un patient qu’ils ont soigné pendant la maladie dont il est décédé[11]. Cette interdiction vise à éviter que le professionnel de santé ne profite de la situation de faiblesse du malade pour obtenir un enrichissement.
La jurisprudence a étendu cette interdiction à des professions voisines, considérant qu’un magnétiseur ou praticien non conventionnel pouvait être assimilé à un auxiliaire médical dès lors qu’il apportait des soins dans la phase terminale de la maladie. Ainsi, dans un arrêt du 27 janvier 1998, la Cour de cassation a annulé des donations consenties à un magnétiseur au motif que celui-ci se trouvait dans une position équivalente à celle des professions médicales énumérées par la loi[12].
- Exemple : Cas de M. JEVEUTOU et du magnétiseur
Dans un cas hypothétique, la sœur de M. JEVEUTOU, atteinte d’une maladie grave, avait consulté un magnétiseur dont les soins lui apportaient un certain soulagement. Reconnaissante, elle lui fit plusieurs donations, notamment des toiles de grande valeur. Après son décès, son frère découvrit ces libéralités et contesta leur validité.
En application de l’article 909 du Code civil français, ces donations doivent être annulées, car elles constituent un avantage indu accordé à une personne qui intervenait dans le cadre de la maladie mortelle. Le but de la loi est de protéger non seulement le malade contre des pressions ou manipulations psychologiques, mais également ses héritiers légitimes, qui ne doivent pas être dépossédés par des libéralités suspectes.
Ainsi, les incapacités de jouissance jouent un rôle essentiel demoralisation des relations contractuelles. Elles rappellent que certains contrats, bien que conclus librement, sont viciés par l’inégalité structurelle des rapports entre les parties et doivent donc être frappés de nullité absolue.
III. Les atténuations : actes courants et exceptions aux incapacités
Si le droit civil pose le principe des incapacités pour protéger les individus vulnérables ou préserver les tiers, il ne saurait pour autant enfermer ces personnes dans une incapacité absolue et permanente. Une telle rigidité serait non seulement contraire à la dignité humaine, mais aussi impraticable dans la vie sociale et économique. C’est pourquoi le législateur a prévu des mécanismes d’atténuation, permettant dans certaines hypothèses de reconnaître la validité d’actes passés par des personnes en principe incapables de contracter. Ces tempéraments sont de trois ordres : la reconnaissance des actes de la vie courante (A), la validation a posteriori par confirmation (B), et enfin la limitation dans le temps des actions en nullité par la prescription (C).
A. Les actes de la vie courante : une exception pragmatique
L’une des principales atténuations réside dans la possibilité pour les mineurs ou majeurs protégés d’accomplir seuls certains actes usuels de la vie courante, sans assistance ni représentation. Cette exception est consacrée par l’article 1148 du Code civil français, selon lequel « toute personne incapable de contracter peut néanmoins accomplir seule les actes courants autorisés par la loi ou l’usage, pourvu qu’ils soient conclus à des conditions normales »[13].
De manière analogue, le Code civil ivoirien admet implicitement cette faculté à travers l’interprétation combinée des articles 1123 et 1124, en ce qu’il ne s’agit pas de priver l’incapable de toute autonomie, mais seulement d’encadrer les actes dépassant le quotidien. Ainsi, un mineur peut acheter des biens de consommation courante (nourriture, fournitures scolaires, vêtements), ou encore souscrire un abonnement modeste correspondant à son âge et à son autonomie.
Toutefois, pour éviter les abus, la loi exige que ces actes soient conclus « à des conditions normales ». Par exemple, un mineur qui achèterait une paire de chaussures au prix du marché verrait l’acte validé ; mais si le prix est manifestement excessif ou si le bien est disproportionné par rapport à ses besoins, l’acte pourrait être annulé pour lésion[14].
La jurisprudence française a rappelé cette exigence dans un arrêt du 7 mars 1989, où la Cour de cassation a considéré qu’un contrat d’assurance signé par un mineur ne pouvait être qualifié d’acte de la vie courante, car il engageait le mineur dans des obligations trop lourdes par rapport à sa situation[15].
Cette exception témoigne d’un équilibre pragmatique : il s’agit de permettre aux personnes juridiquement incapables de participer à la vie sociale sans pour autant les exposer à des engagements excessifs.
B. La validation a posteriori et la confirmation des actes
Une autre atténuation est prévue à l’article 1151 du Code civil français, qui reconnaît la possibilité de confirmer a posteriori un acte accompli par une personne incapable. Cette confirmation peut intervenir lorsque l’intéressé retrouve ou acquiert sa pleine capacité. Ainsi, un mineur devenu majeur, ou un majeur protégé recouvrant ses facultés, peut décider de ratifier un contrat qu’il avait conclu irrégulièrement, conférant ainsi rétroactivement une validité à l’acte.
Ce mécanisme vise à éviter une insécurité juridique excessive : il serait préjudiciable que tous les actes passés par une personne incapable soient systématiquement frappés de nullité, même lorsque ceux-ci se révèlent finalement utiles ou conformes à ses intérêts.
La jurisprudence a précisé les contours de cette confirmation. Dans un arrêt du 25 février 1997, la Cour de cassation a jugé que l’acte conclu par un incapable pouvait être confirmé expressément ou tacitement, notamment par l’exécution volontaire du contrat après le recouvrement de la capacité[16]. Ainsi, si un mineur devenu majeur continue d’exécuter les obligations d’un contrat signé auparavant, il est réputé l’avoir confirmé.
Il convient de souligner que cette confirmation n’est pas une simple régularisation administrative : elle traduit une véritable expression de volonté libre et éclairée, dans le cadre de la liberté contractuelle retrouvée.
C. La prescription de l’action en nullité : stabiliser les relations juridiques
Enfin, la loi encadre dans le temps la possibilité de remettre en cause les contrats conclus par des personnes incapables, au moyen de la prescription. L’article 1152 du Code civil français précise les délais applicables :
- Pour les actes conclus par un mineur, la prescription de l’action en nullité commence à courir du jour de sa majorité ou de son émancipation.
- Pour les actes conclus par un majeur protégé, elle court du jour où il a eu connaissance de l’acte alors qu’il était en situation de le refaire valablement.
- Pour les héritiers de la personne protégée, elle commence au jour du décès si elle n’a pas déjà commencé à courir auparavant[17].
Ces règles traduisent la nécessité de trouver un équilibre entre deux exigences contradictoires : la protection durable de l’incapable, d’une part, et la sécurité des relations contractuelles, d’autre part. Il serait intenable que les cocontractants restent indéfiniment dans l’incertitude quant à la validité des actes conclus.
Ainsi, le droit organise une temporalité précise : l’incapable ou ses ayants droit disposent d’un délai raisonnable pour contester le contrat ; passé ce délai, le contrat devient irrévocablement valable.
Ce mécanisme illustre bien la logique générale du droit des incapacités : il ne s’agit pas de paralyser la vie contractuelle, mais de concilier la protection des plus vulnérables avec la stabilité économique et sociale.
IV. Les interdictions contractuelles spécifiques : entre ordre public et moralité
À côté des incapacités d’exercice et de jouissance, qui touchent des catégories générales de personnes (mineurs, majeurs protégés, incapables légaux), le droit civil prévoit également des interdictions contractuelles spécifiques visant des situations particulières. Ces interdictions, posées par la loi, ne cherchent pas tant à protéger la personne incapable elle-même qu’à préserver l’ordre public, la moralité et la loyauté des relations juridiques. Elles se justifient par la crainte que certaines personnes, en raison de leur position sociale, professionnelle ou institutionnelle, n’abusent de leur situation pour obtenir un avantage indu.
Ces interdictions sont donc animées par une logique de prophylaxie juridique : il ne s’agit pas seulement de réparer un préjudice, mais d’empêcher qu’une situation inéquitable ne se produise. Elles reposent sur deux grands axes : la protection des tiers contre les abus de position (A) et la possibilité, parfois, d’obtenir des autorisations exceptionnelles pour contourner l’interdiction lorsque l’opération est saine (B). Néanmoins, nous nous intéresserons à l’équilibre entre ordre public et autonomie contractuelle (C).
A. La protection des tiers contre les abus de position
Le cas le plus emblématique de ces interdictions se trouve à l’article 909 du Code civil français, selon lequel « les membres des professions médicales et de la pharmacie, ainsi que les auxiliaires médicaux qui ont prodigué des soins à une personne pendant la maladie dont elle meurt ne peuvent profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires qu’elle aurait faites en leur faveur pendant le cours de celle-ci »[18].
La philosophie de ce texte est claire : éviter que le médecin, le pharmacien, l’infirmier voire toute personne assimilée n’exerce une influence indue sur le patient vulnérable au moment critique de sa maladie terminale. La dépendance psychologique et physique dans laquelle se trouve le malade justifie une méfiance accrue à l’égard des libéralités consenties à son soignant.
La jurisprudence a étendu cette logique à des professions non médicales, mais perçues comme pouvant jouer un rôle analogue. Ainsi, dans un arrêt du 27 janvier 1998, la Cour de cassation a jugé que le magnétiseur, bien qu’il ne fasse pas partie du corps médical, devait être assimilé à un auxiliaire médical dès lors qu’il avait participé activement aux soins prodigués à une personne décédée de la maladie en question[19]. Cette solution illustre la souplesse du juge qui, sans se limiter à une stricte lecture littérale de la loi, cherche à atteindre l’objectif fondamental de protection.
De même, le texte s’applique aux mandataires judiciaires à la protection des majeurs et aux personnes morales au nom desquelles ils exercent leurs fonctions. La logique est identique : empêcher qu’une relation de dépendance ou d’autorité ne soit exploitée pour capter un avantage patrimonial.
En doctrine, plusieurs auteurs justifient ces interdictions par une exigence d’égalité et de loyauté dans les rapports contractuels. Selon J.-L. Aubert, « le droit ne peut tolérer que l’ascendant psychologique ou médical se traduise en avantages économiques, car cela reviendrait à travestir l’autonomie de la volonté en instrument de captation »[20].
- Exemple : Cas du magnétiseur et de M. JEVEUTOU
Ce mécanisme peut être illustré par le cas du magnétiseur ayant reçu des donations de la part d’une patiente atteinte d’une maladie incurable. Bien que ces donations aient été faites librement, elles furent contestées par le frère de la défunte, M. JEVEUTOU, qui considérait que le thérapeute non conventionnel avait profité de la situation de faiblesse de sa sœur. En application de l’article 909 et de son interprétation jurisprudentielle extensive, les donations pouvaient être annulées, confirmant ainsi la finalité prophylactique du texte : protéger non seulement la personne malade, mais aussi ses héritiers et la collectivité contre des transferts patrimoniaux abusifs.
B. Les autorisations exceptionnelles : une marge de souplesse
Si la règle est l’interdiction, le législateur a toutefois prévu des exceptions encadrées, permettant à certaines libéralités ou contrats interdits d’être validés, à condition qu’ils répondent à des exigences strictes.
Ainsi, l’article 909 du Code civil français admet expressément deux hypothèses dérogatoires :
- Les dispositions rémunératoires faites à titre particulier, eu égard aux facultés du disposant et aux services rendus ;
- Les dispositions universelles en cas de parenté jusqu’au quatrième degré inclusivement, sous réserve que le défunt n’ait pas d’héritiers en ligne directe[21].
Par ailleurs, dans d’autres hypothèses d’interdiction contractuelle, le juge ou une autorité administrative peut autoriser la conclusion du contrat. C’est le cas, par exemple, pour certains actes de disposition passés par un majeur sous tutelle : si le juge des tutelles estime que l’acte est dans l’intérêt de la personne protégée, il peut autoriser la conclusion du contrat malgré l’incapacité[22].
Cette marge de souplesse illustre l’idée que les interdictions ne sont pas dictées par une rigidité aveugle, mais par une logique de protection proportionnée. Lorsque la preuve est rapportée que l’acte est sain, justifié et proportionné, l’ordre juridique accepte de lever l’interdiction.
C. Un équilibre entre ordre public et autonomie contractuelle
Ces interdictions spécifiques traduisent un équilibre subtil entre deux impératifs fondamentaux : d’une part, préserver l’ordre public en empêchant les captations abusives ; d’autre part, respecter l’autonomie de la volonté et la liberté des relations contractuelles.
En définitive, si la liberté contractuelle demeure la règle, elle doit parfois céder devant la nécessité de protéger la confiance dans les institutions, la dignité des personnes vulnérables et la loyauté dans les rapports sociaux. Loin de fragiliser le principe de la liberté contractuelle, ces interdictions en renforcent au contraire la crédibilité, en garantissant que cette liberté ne soit pas instrumentalisée au détriment des plus faibles.
Conclusion
La question de savoir s’il est possible d’empêcher une personne de conclure un contrat renvoie à l’un des paradoxes les plus profonds du droit des obligations. D’un côté, la liberté contractuelle constitue un principe fondateur du droit moderne, consacré à la fois en droit français (art. 1102 C. civ.) et en droit ivoirien (art. 1134 C. civ.), garantissant à chacun la faculté de s’engager et de déterminer librement le contenu de ses obligations[23]. Mais d’un autre côté, cette liberté n’est pas absolue : elle se heurte à des limites légales, jurisprudentielles et doctrinales, destinées à préserver l’équilibre entre l’autonomie individuelle et les impératifs de protection sociale et d’ordre public.
L’analyse menée à travers les différentes parties de cette étude permet de mettre en évidence la diversité des sources d’empêchement à la conclusion d’un contrat. Ces empêchements peuvent d’abord provenir du contrat lui-même, par le biais de clauses restrictives telles que la clause d’exclusivité, qui illustre la tension entre l’autonomie des parties et la protection de la liberté fondamentale du travail. Ils peuvent ensuite découler de la loi, qui institue des incapacités générales d’exercice (mineurs, majeurs protégés) ou de jouissance (professions interdites de conclure certains actes), dans une logique tantôt de protection de la personne vulnérable, tantôt de sauvegarde des tiers et de l’intérêt collectif.
Cependant, ces restrictions ne sont pas absolues. Le droit civil admet des atténuations: la possibilité pour les incapables d’accomplir seuls certains actes usuels, la confirmation a posteriori d’actes conclus irrégulièrement, ou encore la prescription de l’action en nullité pour stabiliser les relations juridiques. Enfin, les interdictions contractuelles spécifiques, telles que celles prévues par l’article 909 du Code civil, montrent que le législateur, au-delà de la protection individuelle, cherche à garantir la loyauté et la moralité des transactions. Ces interdictions se veulent préventives, mais elles demeurent encadrées par des exceptions et des autorisations, afin de maintenir un équilibre entre rigueur et souplesse.
En définitive, la liberté contractuelle n’est pas une liberté anarchique : elle est une liberté encadrée, conditionnée par les exigences de justice, de protection et d’équité. Comme le souligne François Terré, « le contrat ne doit pas être seulement le produit de volontés isolées, il doit être l’instrument d’une coexistence sociale harmonieuse »[24]. C’est ce double visage qui confère au droit des obligations sa richesse : à la fois garant de l’autonomie privée et gardien de l’intérêt général.
D’un point de vue critique, on peut toutefois s’interroger sur les limites actuelles de ce système. D’un côté, la multiplication des incapacités et interdictions risque de fragmenter la liberté contractuelle et de la vider de sa substance. De l’autre, l’essor des nouvelles technologies, des plateformes numériques et des contrats automatisés (smart contracts) pose la question de savoir comment appliquer les règles traditionnelles d’incapacité et d’interdiction à des environnements dématérialisés. La régulation future devra sans doute réinventer ces mécanismes de protection pour tenir compte des nouveaux risques de vulnérabilité (addictions numériques, asymétries d’information en ligne, exploitation des données personnelles).
Ainsi, répondre à la question « peut-on m’empêcher de conclure un contrat ? » conduit à affirmer que oui, mais seulement dans la mesure où l’intérêt supérieur de la société ou de la personne concernée l’exige. Le droit cherche à tracer une ligne médiane entre l’excès d’interdictions, qui annihilerait la liberté contractuelle, et l’absence de garde-fous, qui favoriserait l’exploitation des plus faibles. Cet équilibre fragile, en constante redéfinition, demeure au cœur de la science juridique contemporaine et continuera de nourrir les débats doctrinaux et jurisprudentiels des années à venir.
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Me Luc KOUASSI
Juriste Consultant Polyglotte| Formateur | Spécialiste en rédaction de contrats, d’actes extrajudiciaires, d’articles juridiques et des questions relatives au droit du travail | Politiste | Bénévole humanitaire.
denisjunior690@gmail.com / +225 07 795 704 35 / +90 539 115 55 28
[1] Code civil français, art. 1102, Ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats.
[2] Code civil ivoirien, art. 1134
[3] Cass. soc., 11 juill. 2000, n° 98-44.701, Bull. civ. V, n° 276.
[4] J. Mestre et B. Fages, Traité de droit civil – Le contrat, LGDJ, 2020, p. 245.
[5] Code du travail français, art. L.1121-1 (Ordonnance n°2007-329 du 12 mars 2007).
[6] Loi ivoirienne n° 2015-532 du 20 juillet 2015, art. 4.
[7] Code civil ivoirien, art. 1123.
[8] Code civil ivoirien, art. 1124 ; Code civil français, art. 1146.
[9] J. Ghestin, La formation du contrat, LGDJ, 1998, p. 412.
[10] Cass. civ. 1re, 14 déc. 1999, n°97-17.671, Bull. civ. I, n° 356.
[11] Code civil français, art. 909.
[12] Cass. civ. 1re, 27 janv. 1998, n°95-20.681.
[13] Code civil français, art. 1148.
[14] F. Terré, Y. Lequette, Droit civil : Les obligations, Dalloz, 2022, p. 198.
[15] Cass. civ. 1re, 7 mars 1989, n°87-15.642, Bull. civ. I, n° 102.
[16] Cass. civ. 1re, 25 févr. 1997, n°94-17.818, Bull. civ. I, n° 80.
[17] Code civil français, art. 1152.
[18] Code civil français, art. 909.
[19] Cass. civ. 1re, 27 janv. 1998, n°95-20.681, Bull. civ. I, n° 35.
[20] J.-L. Aubert et É. Savaux, Droit des obligations, Sirey, 2020, p. 412.
[21] Code civil français, art. 909, al. 3.
[22] Code civil français, art. 494-9 ; voir aussi P. Malaurie et L. Aynès, Les personnes – La protection des mineurs et des majeurs, LGDJ, 2021, p. 256.
[23] Code civil ivoirien, art. 1134 ; Code civil français, art. 1102.
[24] François Terré, Droit civil – Les obligations, Dalloz, 2022, p. 145.
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