« Le juge constitutionnel a droit à la gomme, pas au crayon » disait le Doyen Georges Vedel. Le contexte politique sénégalais a fortement suscité une curiosité intellectuelle dans l’univers juridique en ce que la doctrine constitutionnaliste était mitigée sur l’impossibilité ou la possibilité du Conseil constitutionnel de statuer sur les actes réglementaires. Mais, nous nous intéressons plus aux nouveaux vêtements du juge constitutionnel sénégalais.
Avant de faire l’économie de l’analyse, il est impératif de revenir sur les considérations terminologiques. Cela étant, les actes réglementaires « sont ceux qui se caractérisent usuellement par leur caractère général et impersonnel, par opposition aux actes individuels qui désignent nommément leurs destinataires », pour reprendre la définition du Professeur Benoit.
Puis, l’expression « Censeur des décrets », nous plonge dans l’idée d’un juge qui sanctionne ou annule les actes administratifs illégaux. D’ailleurs, cette expression appartient au Professeur René Chapus.
En effet, il est posé la règle selon laquelle, la contestation des actes réglementaires relève de la compétence de la Cour suprême comme en témoigne l’article premier de la loi organique n°2017-09 du 17 janvier 2017 abrogeant et remplaçant la loi organique n°2008-35 du 08 août 2008 sur la Cour suprême, modifiée par la loi organique n° 2022-16 du 23 mai 2022 « La Cour suprême est juge de l’excès de pouvoir des autorités administratives ainsi que de la légalité des actes des collectivités territoriales ».
En clair, le décret n°2024-106 du 03 février 2024 abrogeant le décret n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral pouvait faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif. Sans doute, cet acte a été rangé dans le marbre des actes de gouvernement et donc bénéficiant d’une immunité juridictionnelle.
Fort malheureusement, cette idée vient d’être décriée par le juge constitutionnel sénégalais.
Cependant, il importe de souligner que ledit juge s’est transformé en un juge administratif pour annuler le décret susmentionné d’où l’appellation de « Contrôleur des actes réglementaires ou d’un juge administratif suis generis »
Quelle véhémence dudit juge ! Il convient dès lors de s’interroger sur : Peut-on parler d’un fondement juridique ?
En guise de rappel, l’article 92 de la Constitution du 22 janvier 2001(version consolidée avec la loi n° 2023-13 du 02 août 2023 portant révision de la Constitution) et l’article premier de la Loi organique n°2016-23 du 14 juillet 2016 relative au Conseil constitutionnel ne prévoient nullement le contrôle des actes réglementaires. Donc, la combinaison des deux textes n’envisageait pas le contrôle des actes réglementaires par le juge constitutionnel sénégalais.
Sans conteste, cette juridiction constitutionnelle affirme, dans le Considérant 7 : « Que s’il est vrai que la cour suprême est juge de l’excès de pouvoir des autorités exécutives, le Conseil constitutionnel, juge de la régularité des élections nationales, dispose d’une plénitude de juridiction en matière électorale, sur le fondement de l’article 92 de la constitution; que cette plénitude de juridiction lui confère compétence pour connaître la contestation des actes administratifs participant directement à la régularité d’une élection nationale, lorsque ces actes sont propres à ce scrutin ». Que faut-il retenir de ce Considérant ?
Justement, deux précisions doivent être apportées : Dans un premier temps, ce juge constitutionnel reconnaît la compétence de la chambre administrative de la Cour suprême en matière de recours pour excès de pouvoir. Dans un second temps, le Conseil constitutionnel a fait une interprétation extensive de l’article 92 par la transformation des compétences d’attribution en compétences générales si nous comprenons bien l’éloquence des termes utilisés par ledit Conseil.
De là, la contestation de tout acte administratif participant directement à la régularité d’une élection nationale et ayant un lien avec le scrutin relève de la compétence dudit Conseil. Par ailleurs, le Considérant 8 prouve suffisamment que : « Le Conseil constitutionnel est compétent pour statuer sur les recours dirigés contre la loi constitutionnelle et le décret précités ». Ostensiblement, nous sommes en présence d’un juge garant de l’État de droit et non de la logique du droit de l’État.
En outre, le Considérant 23 nous fait savoir que : « la loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution adoptée sous le n°4/2024 par l’Assemblée nationale en sa séance du 5 février déclarée contraire à la Constitution ; qu’en conséquence, le décret attaqué, pris sur le fondement de la proposition de loi notifiée au Président de la République, manque de base légale et encourt l’annulation ».
En vérité, cette décision traduit réellement une révolution juridique dans l’état actuel du droit positif sénégalais en ce sens que, ce juge a annulé le décret n°2024-106 du 03 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024. En l’espèce, les requérants, candidats à l’élection présidentielle ont effectivement saisi ledit juge aux fins de contester la légalité dudit décret.
Sous ce rapport, le Conseil constitutionnel s’est arrogé le pouvoir de contrôler les actes réglementaires.
In fine, l’audace du juge constitutionnel rejoint le questionnement de Gérard Conac : Le juge constitutionnel en Afrique est-il un censeur ou pédagogue ? Mais est-ce une nouveauté dans le droit constitutionnel africain ? La réponse est évidemment négative. Ainsi, pour une meilleure scientificité, nous sommes obligés de faire la lecture de l’article 117 de la Constitution du Bénin du 11 décembre 1990 « La Cour constitutionnelle statue sur la constitutionnalité des lois et des actes réglementaires censés porter atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine et aux libertés publiques et en général, sur la violation de la personne humaine ». Aussi, l’article 85 de la Constitution du Gabon du 26 mars 1991(Version actualisée et consolidée au 17 avril 2023) énonce que « Les autres catégories de loi ainsi que les actes réglementaires peuvent être déférés à la Cour constitutionnelle ». Il résulte alors des dispositions sus-évoquées que le contrôle des actes réglementaires par le juge constitutionnel est possible au Bénin et au Gabon. En revanche, nous précisons que le juge constitutionnel béninois, dans sa décision n°03-90 du 28 mai 2004, a annulé « le décret n° 949 du 25 janvier 1994 portant destitution de grade d’un officier des Forces Armées Aériennes Béninoises pour inconstitutionnalité ».
Il nous est loisible de dire que la décision du 15 février 2024 restera gravée dans « l’histoire du constitutionnalisme sénégalais ».
Fait à Dakar, le 16 Février 2024
Par Keit Achile ONGOTO
Maître en Droit Public