« Le juge constitutionnel est un troisième pouvoir constituant » dixit Michel Troper. Si l’interrogation, de savoir pourquoi le contrôle des lois de révision constitutionnelle serait-il étranger au pouvoir du juge constitutionnel sénégalais, était pertinente, elle a aujourd’hui perdu de son actualité, car le contrôle des lois de révision, irrigue à partir de ce jour l’office du juge constitutionnel sénégalais et en fait aujourd’hui partie intégrante.
Si le contrôle des lois de révision constitutionnelle fait aujourd’hui partie intégrante de l’office du juge constitutionnel sénégalais, il est en revanche principalement extérieur à l’office du juge constitutionnel, pour deux raisons essentielles : d’une part, en raison de l’absence consacrée d’un pouvoir de contrôle des lois de révision par la Constitution du Sénégal du 22 janvier 2001 et d’autre part, en raison de la négation par le juge constitutionnel sénégalais de contrôler lesdites lois.
Pour le premier cas, le caractère étranger du pouvoir de contrôler les lois constitutionnelles à l’office du juge constitutionnel sénégalais, est justifié par l’absence d’un fondement juridique constitutionnel. Pour ce faire, il faut dire que, contrairement au contrôle de constitutionnalité des lois ordinaires et organiques formalisé par la constitution, le contrôle des lois de révision n’est pas formellement consacré par la Constitution du Sénégal du 22 janvier 2001.
Pour le second cas, le juge constitutionnel sénégalais a énormément contribué à la négation du pouvoir de contrôler les lois constitutionnelles. Il a lui-même procédé à l’auto limitation de sa compétence concernant l’exercice du contrôle des lois constitutionnelles. A titre illustratif, à propos de l’examen d’une loi constitutionnelle par rapport à la Constitution ellemême, le Conseil constitutionnel avoue toujours son incompétence en ces termes :
« Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la loi contestée (…) est une loi constitutionnelle ; que la procédure prescrite par l’article 103 de la Constitution n’a pas été violée ; Considérant que la compétence du Conseil constitutionnel est strictement délimitée par la Constitution et la loi organique sur le Conseil constitutionnel ; que le Conseil ne saurait être appelé à se prononcer dans d’autres cas que ceux limitativement prévus par ces textes ; que le Conseil constitutionnel ne tient ni des articles 74 et 103 de la Constitution ni d’aucune disposition de la loi organique le pouvoir de statuer sur une révision constitutionnelle » (Décision n° 3/C/2005 du 18 janvier 2006 relative à la loi portant prorogation du mandat des députés).
Il ressort de ce constat que, le juge constitutionnel sénégalais dans son office contribue de manière significative à nier l’exercice du pouvoir de contrôler les lois de révision constitutionnelle. Pourtant, on aurait souhaité que, la question du contrôle des lois de révision loin d’être incompatible avec le statut du juge constitutionnel, soit une source de légitimation de son office, et ce dans l’optique de consolider la démocratie.
Cependant, la lecture à ce jour de la jurisprudence du Conseil Constitutionnel permet de constater que le juge constitutionnel sénégalais a évolué sur la question et, à défaut de trouver un fondement juridique de son pouvoir de contrôler les lois de révision dans le marbre constitutionnel, il a fini par s’arroger ce pouvoir de façon prétorienne.
La Constitution n’est pas une tente dressée pour le sommeil, disait ROYER-COLLARD. Elle est adaptable à l’évolution du temps. Si le pouvoir de contrôler les lois constitutionnelles est extérieur à l’office du juge constitutionnel sénégalais, cette extériorité ne constitue pas un obstacle dirimant à l’exercice d’un tel pouvoir. C’est pourquoi, après avoir refusé pendant longtemps de contrôler les lois constitutionnelles, le juge constitutionnel sénégalais a fait preuve d’audace dans sa décision n° 1/C 2024 du 15 février 2024 en déclarant contraire à la Constitution la loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, adoptée sous le n° 4/2024 par l’Assemblée nationale, en sa séance du 05 février 2024.
Cette jurisprudence permet de montrer toute l’importance que peut revêtir l’attitude du juge constitutionnel sénégalais dans la consolidation de la sécurité juridique de la Constitution mais surtout de la démocratie.
Le juge constitutionnel sénégalais a emboîté le pas de son homologue béninois. En effet, la Cour Constitutionnelle béninoise a annulé une loi constitutionnelle prorogeant le mandat des députés de quatre à cinq ans. En l’espèce, ces derniers voulaient cumuler les élections législatives et les élections communales, municipales et locales, afin de faire réaliser des économies à l’État.
La Cour soutient que “considérant que ce mandat de quatre ans, qui est une situation constitutionnellement établie, est le résultat du consensus national dégagé par la Conférence des Forces Vives de la Nation de février 1990 et consacré par la Constitution en son Préambule qui réaffirme l’opposition fondamentale du peuple béninois…à la confiscation du pouvoir ; que même si la Constitution a prévu les modalités de sa propre révision, la détermination du peuple béninois à créer un État de droit et de démocratie pluraliste, la sauvegarde de la sécurité juridique et de la cohésion nationale, commandent que toute révision tienne compte des idéaux qui ont présidé à l’adoption de la Constitution du 11 décembre 1990, notamment le consensus national, principe à valeur constitutionnelle ; qu’en conséquence, les articles 1 et 2 de la loi constitutionnelle n° 2006-13 adoptée par l’Assemblée nationale le 23 juin 2006, sans respecter le principe à valeur constitutionnelle ainsi rappelé, sont contraires à la Constitution ; et sans qu’il soit besoin de statuer sur les autres moyens…”.
Par cet arrêt, il faut le dire, le juge a créé un principe fondamental constitutionnel, notamment celui du “consensus national” qui a présidé à la Conférence Nationale de 1990. L’œuvre consolidante du juge constitutionnel est salutaire dans la mesure où, elle a permis d’assurer la continuité constitutionnelle et démocratique du Bénin. Nous pouvons aisément constater que par l’interprétation extensive de ses compétences, le juge constitutionnel béninois a réussi à contrôler les lois constitutionnelles, ce qui lui a permis de garantir la sécurité juridique de la Constitution mais surtout de consolider la démocratie.
Dans le même sillage, le juge constitutionnel burkinabé dans la Décision n° 2012-008/ CC du 26 avril 2022 consolide les acquis démocratiques. Dans cette jurisprudence, le juge s’est déclaré compétent pour contrôler la Constitutionnalité de la loi n° 023-2012/AN du 18 mai 2012 portant modification de la Constitution. Par la même occasion, il a annulé la loi Constitutionnelle prorogeant le mandat des députés.
En définitive, le juge constitutionnel sénégalais, à l’instar de ses homologues béninois et burkinabé, a franchi le rubicon du cloisonnement de ses compétences afin de contrecarrer les velléités qui gangrènent considérablement nos dirigeants africains à s’éterniser au pouvoir et surtout de sauvegarder la vitalité démocratique des États africains en général et du Sénégal en particulier.
Comme le dirait le Pr. Abdou Khadre Diop lors de son intervention sur la Table ronde virtuelle sur le thème: Le Conseil Constitutionnel et les lois de révision au Sénégal , « le moment était solennel pour le juge constitutionnel sénégalais, il était temps qu’il puisse s’affirmer, de jouer pleinement sa fonction de régulation et d’inscrire son nom dans la postérité et de produire une décision digne de ce nom retentissant partout dans le monde, à l’image de la décision du 24 février 1803, Marbury v/ Madison aux Etats-Unis , à l’image de la décision du 16 juillet 1971, Liberté d’association en France ou à l’image de la Décision DCC 06-074 du 08 juillet 2006 , Consensus national au Bénin. C’est peu dire, qu’on a aujourd’hui une histoire à raconter au Sénégal, comme celle du Huron de Jean Rivero qui a visité le Palais Royal (1962) ».
Fait à Dakar, le 16 Février 2024
Par Fernando MIKALA
Maître en Droit Public